L’agriculture a toujours existé en milieu urbain. Les ceintures maraîchères et les jardins ouvriers sont deux exemples qui attestent des liens étroits et complexes tissés entre un espace – l’urbain – et une activité – l’agriculture. Relevant moins d’une dichotomie que d’un oxymore, l’agriculture urbaine « semble être maintenant tendance » (Torre et Bourdeau-Lepage 2013) : l’engouement croissant des acteurs de la ville et la prise de conscience des populations urbaines lui promettent un rôle majeur dans les réflexions et interventions territoriales des professionnels et collectivités territoriales.
Mais au-delà d’un effet de mode, le développement et la diversification d’alternatives agricoles en milieu urbain relèvent de deux facteurs. Le premier facteur est lié aux profondes mutations que connaît l’agriculture, comme la diversification des modes de culture, la remise en question des méthodes de distribution en réponse aux nouvelles attentes qualitatives, environnementales et sanitaires des consommateurs, la complexification du profil des exploitants et la revalorisation de l’image de la campagne et des terroirs. Le second concerne l’assimilation de l’urbain par le rural, par les dynamiques de périurbanisation et d’intégration des territoires ruraux dans des espaces métropolitains d’échelle plus vaste, au croisement de « l’urbain généralisé » (Mongin 2007) et de la « ville fertile » et nourricière tant fantasmée.
Dans ce contexte, le visage de l’agriculture en milieu urbain – qu’il s’agisse de la ville dense et agglomérée ou des espaces périurbains – apparaît extrêmement divers. Néanmoins, afin de permettre l’essor de projets, la définition d’une démarche transversale s’impose entre champs d’intervention professionnels et compétences. Filière de proximité, multifonctionnalité et mise en synergie apparaissent alors comme des conditions nécessaires pour la réussite d’un projet d’agriculture urbaine.
Une diversité d’échelles et d’acteurs et des projets souffrant d’un manque d’opérationnalité
L’agriculture urbaine est une notion complexe conjuguant tout un ensemble de critères tels que sa localisation, son type d’activité, sa raison économique, son inclusion dans le système alimentaire ou encore sa gouvernance (Duchemin 2012). Elle fait à la fois « partie intégrante [du] système écologique et de l’économie urbaine » (Torre et Bourdeau-Lepage 2013), pouvant être définie comme « l’activité agricole dont les ressources, les produits et les services sont ou peuvent faire l’objet d’une utilisation urbaine directe » (Donadieu 1998). Même si on note « l’absence de typologie générale ou officielle sur les différentes formes d’agriculture urbaine » (Daniel et al. 2013), des travaux conséquents, tels que ceux menés par Joe Nasr [1], permettent d’appréhender cette complexité (voir schéma 1). Les projets d’agriculture urbaine sont territorialisés, s’inscrivant aux différentes échelles des villes contemporaines, de la parcelle interstitielle au bassin métropolitain en passant par le voisinage du quartier.
Schéma 1 : Les formes d’agricultures urbaines
Source : Daniel et al. 2013.
Lancé par deux designers indépendants fondateurs de l’agence Faltazi, le projet des Ekovores propose, au-delà d’une approche territoriale multiscalaire et systémique en circuit (voir schéma 2), une mise en œuvre opérationnelle à travers la création d’équipements originaux et de nouveaux métiers dédiés à l’agriculture urbaine. Ces réflexions valorisant une économie agricole circulaire et métropolitaine apparaissent comme un exemple-type du foisonnement d’acteurs et d’échelles. Mais bien que l’idée séduise, la mise en œuvre et le développement de projets d’agriculture urbaine sont freinés par un manque criant d’opérationnalité. Le cadre normatif lui-même est flou et inadapté. Il ne parvient pas à fédérer et coordonner des projets traditionnels, impliquant maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre, des démarches institutionnelles descendantes, proches de la planification territoriale, ou d’institutionnalisations ascendantes [2].
En France, toute une panoplie d’outils est mise à disposition des collectivités (Torre et Bourdeau-Lepage 2013) dans le cadre de la réalisation de documents de planification ou de projet [3] : peu d’entre eux constituent de véritables leviers opérationnels, leurs impacts étant souvent limités au statut du foncier, en vue de sa préservation ou de sa maîtrise. De plus, ces outils sont mobilisés à travers différents documents, relevant de procédures distinctes. Leur objet même (le plus souvent l’aménagement communal ou intercommunal) est trop vaste pour cibler lors des études la thématique en question, soit parce qu’elle n’est pas portée par les acteurs concernés, soit parce que les moyens qui lui sont consacrés sont insuffisants.Une approche globale et transversale à ces outils s’impose en faveur de l’agriculture urbaine afin d’impliquer et d’associer les acteurs et de mobiliser les méthodes et les moyens nécessaires.
Schéma 2 : Les Ekovores, « Économies circulaires »
Le principe d’une filière de proximité et multifonctionnelle
Les projets d’agriculture urbaine partagent entre eux des origines et des fondements communs qui constituent le socle de cette approche transversale. Tous s’inscrivent en rupture avec ce qui peut être qualifié de « système agroindustriel déterritorialisé ». Ils sont caractérisés par une intégration et une revendication de la proximité physique, géographique ou organisée (Torre 2013) entre production et consommation, non seulement dans sa dimension socio-spatiale, mais également dans le choix du modèle économique qu’ils mettent en place.C’est le fondement théorique de ce principe qu’énonçait déjà au XIXe siècle Johann Heinrich von Thünen. Il décrivait les connexions spatiales et sociales de la ceinture horticole entourant la ville-centre, lieu unique de marché, où la proximité des cultures représentait également un avantage économique, la rente foncière (Vidal 2011). Cette observation d’économie spatiale théorique, les « locavores » en ont fait une revendication, reprenant à leur compte la notion de « kilomètres alimentaires » forgée par Tim Lang dans les années 1980 (Paxton 1994). Ils se définissent aujourd’hui comme « un groupe d’aventuriers culinaires qui tendent à consommer des aliments produits à moins de 160 kilomètres de leur ville » (Novel 2010).La proximité est également le dénominateur commun de l’organisation des circuits courts, des ventes directes ou des marchés de producteurs. Elle y apparaît comme un gage de durabilité, réel (relocalisation socio-économique de l’activité, baisse des coûts et des impacts liés aux transports et à la multiplication d’intermédiaires) ou fantasmé (car n’empêchant pas des techniques de culture polluantes), tout en posant les bases d’une filière économique à part entière.
L’agriculture urbaine dépasse ainsi le cadre d’une simple « opportunité économique de mise en relation entre producteurs et consommateurs » (Lequet 2013). Elle mobilise un large éventail d’acteurs qui assurent des fonctions allant au-delà de la sphère économique primaire. Ces acteurs (associations, collectivités et autres porteurs de projets) sont les vecteurs de la multifonctionnalité de l’agriculture urbaine (Duchemin et al. 2010). Mais la dimension extensive de ces fonctions témoigne des limites possibles liées au greenwashing ; la pertinence et le niveau d’impact réel de chacune nécessitent, par conséquent, d’être réévalués pour chaque projet.
Schéma 3 : Multifonctionnalité de l’agriculture urbaine
Source : Duchemin et al. 2010.
Le projet agricole urbain doit ainsi être abordé comme une potentielle mise en synergie positive d’acteurs, de territoires et de fonctions. Il doit affirmer à la fois l’intérêt général de cette agriculture et le cercle vertueux d’une certaine agriurbanité (Donadieu 2013).
Les conditions d’une synergie agricole urbaine
L’agriculture urbaine s’inscrit au cœur de l’action des villes durables. En effet, par les synergies potentielles et les aménités induites, elle entre pleinement dans le cadre de la prospective et de la planification territoriales, mais aussi dans des actions opérationnelles ou de développement local. Trois conditions apparaissent, cependant, nécessaires pour une méthodologie transversale d’élaboration des projets d’agriculture urbaine.
Une phase de diagnostic multiscalaire et transdisciplinaire s’impose en amont de ce type de démarche comme une condition préalable. Elle ambitionne une analyse territoriale circonstanciée (au regard des enjeux, des opportunités, etc.), une réflexion sur le jeu d’acteurs impliqués et sur les conditions de mise en place d’une filière structurée. Même si une approche exhaustive semble impossible à dresser au regard de la diversité des projets, un certain nombre de points préliminaires incontournables peuvent être cités : « les objectifs à atteindre, la pertinence du projet d’agriculture urbaine dans le contexte local, l’adéquation entre la forme d’agriculture urbaine, les caractéristiques du site et les objectifs du projet, les contraintes à la réalisation pratique du projet et les ressources en présence » (Pourrias 2013). Le cadre physique du projet peut également nécessiter la mise en œuvre préalable d’aménagements dédiés à son accueil, anticipée par des procédures de préservation et de mobilisation du foncier, à la croisée de la planification territoriale et du projet urbain.Une deuxième condition réside dans la définition d’un programme d’actions nécessaires pour mobiliser de manière simultanée un large éventail d’outils de projet ou de planification et le réseau d’acteurs référents, identifiés en diagnostic. Ce programme de mise en œuvre peut se décliner en orientations stratégiques et actions opérationnelles, à l’image de ce que contiennent les documents programmatiques liés à d’autres thématiques [4] de l’aménagement du territoire.Une troisième condition est de garantir la pérennité du projet. Il revient aux acteurs de s’assurer de sa rentabilité, marchande ou non, ainsi que de son intérêt collectif. En effet, il apparaît indispensable que le projet fasse émerger des externalités positives de l’agriculture urbaine liées à sa multifonctionnalité, en alliant, par exemple, services marchands et non marchands, démarches éco-responsables et éducatives. Chaque acteur, selon son statut ou son degré d’implication, doit trouver une place et un intérêt cohérents dans la filière mise en place. Elle doit s’inscrire dans une relation de proximité et veiller à la pertinence de l’échelle du projet qui s’exprime à travers le type de marché ciblé (les débouchés, les réponses aux attentes des urbains, la mise en réseau), les caractéristiques du système de culture (efficacité de la production, simplicité des méthodes) et le statut juridique du projet et de la filière (contractualisation, gestion, commercialisation, etc.).
L’émergence « par le bas » des projets d’agriculture urbaine illustre la richesse des réponses apportées à l’enjeu majeur du développement urbain durable. Malgré cette diversité, il semble possible de définir un cadre transversal qui permette, d’une part, la mobilisation de compétences nécessaires à la mise en œuvre de l’agriculture urbaine et, d’autre part, l’élaboration et la diffusion d’une démarche de projet adaptée à l’ensemble des acteurs et responsables territoriaux, au premier rang desquels se trouvent les collectivités territoriales.
Ecosystème pour le développement de l’Agriculture Urbaine
Schéma réalisé par Lucile Colombain
Notes
[1] Ces travaux sont regroupés et accessibles sur le site Carrot City. Une exposition itinérante issue de ce travail a également été créée.
[2] L’exemple de Montréal demeure à ce titre une référence majeure : l’agriculture urbaine y est intégrée dans de nombreux documents de planification territoriale, depuis le Plan d’urbanisme de 2004 au Plan de développement de Montréal de 2013 en passant par le Plan de développement durable de 2010, document exemplaire au sein duquel la thématique occupe une place de première importance dans la politique de verdissement menée par la collectivité.
[3] Il s’agit notamment d’outils mobilisés par les schémas de cohérence territoriale (SCOT), les plans locaux d’urbanisme (PLU), les zones agricoles protégées (ZAP) ou encore les périmètres de protection des espaces agricoles et naturels (PAEN).
[4] Par exemple, les programmes locaux de l’habitat (PLH), les plans locaux de déplacement (PLD), les plans stratégiques locaux (PSL) ou les plans climat–énergie territoriaux (PCET).
Source
Texte entièrement issu de l’Article de François Déalle-Facquez, « L’agriculture en ville : un projet urbain comme un autre », Métropolitiques, 16 décembre 2013. URL: http://www.metropolitiques.eu/L-agriculture-en-ville-un-projet.html